Ses Mains, éd. Manson, 2001, 4 p., format  : 16,5 x 12,5 cm.

Extrait :

Ses mains parlaient pour elle. Je les contemplais, longues, fines, étonnamment bien soignées. Elle les regardait aussi par moments, consternées de les voir déformées. Parfois, je la voyais prendre une attitude résolue, poser sa main sur la table et tendre chaque doigt avec application pour les redresser : « Je fais mes exercices, je veux guérir ! » […]

Guérir ? Je savais qu'elle ne le pouvait pas. Elle le savait aussi mais continuait le combat. […]

Je la regardais à la fin des repas plier méticuleusement sa serviette puis, d'une façon étrange, la tapoter longuement pour bien l'aplanir. […] Ses gestes étaient précis, appliqués. Une manie ? Très vite je reconnus ses gestes de relieur. Elle avait toujours veillé à la perfection d'un collage, à la texture d'une peau, à la beauté d'un galbe. […]

Ses mains inspiraient le respect. Par elles, je devinais sa sensibilité : pudique, trop pudique. Je ne me souvenais pas avoir vu ses mains s'attarder sur d'autres corps, un bras, une épaule, une joue. Je ne conservais pas le souvenir des caresses qu'elle avait dû me prodiguer lorsque j'étais enfant. Elle m'embrassait parfois avec effusion et, confuse, s'en excusait presque : « C'est bon !… » Maintenant encore, sur son lit de malade, à bout de résistance, elle ne me laissait pas garder sa main dans la sienne. J'essayais de ruser un peu  […]

Désormais ses mains conserveront pour moi leur secret, et avec elles, le mystère de cette femme, si proche, si lointaine, toujours prête à donner, plus rarement à recevoir, préférant être devinée que de demander. Quelques instants avant sa mort, je la contemplais, flottant entre deux mondes, si belle, si sereine, si aimante, jusqu'à la fin. Ses mains reposaient ouvertes, détendues, s'offrant comme des fleurs. Je me gardais de les saisir. Ces mains étaient celles de ma mère.